lundi 21 avril 2014

IL TOND.


Il ne tolère pas que le gazon prenne le dessus, que la p’louse se permette des extravagances. Il ne subira pas la provocation de la pousse impromptue.
La plante audacieuse ne le narguera pas !
Non! Il réagira avant que la touffe ne dépasse les bornes, que le brin s’organise…
Il ne ratera pas le jour du grand ratissage…sauf…il n’y a pas de sauf.
Tous les dimanches, il brave le claquage, le coup de mauvais soleil, la piqûre insectueuse, l’avis défavorable du bulletin météorologique pour tondre de près son parc à poils.
C’est sa messe, son isoloir, son poulet rôti dominical, sa madeleine de p’louse, son gazon de Proust.
Il chausse ses bottes moquettées de verdure desséchée, enfile sa culotte de jardin et dépose sur son crâne un mouchoir à coins noués, gant à pomper la grosse sueur et fanion à Bobonne. À son signal, elle apportera le rafraîchissement.
Puis il sort la machine à raccourcir …
Il se baisse pour tirer la chevillette d’un coup sec, deux fois, trois fois…
Rien!
L’engin serait-il réticent?
Il s’agenouille, retire la chevillette. Le geste est moins vif.
Il insiste…encore…C’est à ce moment que Bobonne intervient. Elle apporte le tabouret à tirer les chevillettes. Il s’affale, reprend son souffle, tire mollement la ficelle, la machine glougloute. 
-Ah! On l’a noyée… 
Il attrape son mouchoir de chapeau, essuie la grosse sueur, et fait signe à Bobonne.
Elle apporte le rafraîchissement.
Enfin la machine démarre, elle finit toujours par démarrer.
-La première fois on s’énerve, au bout de quelques fois, on ne s’énerve plus !
Et c’est parti pour plusieurs heures de course à pied, agile et expérimentée. 
Arrêt sécurisé du moteur-Vidage du panier.
L’ordre du jour, semaine après semaine est le même, réaliser des couloirs parfaitement alignés, où le chevauchement d’un passage sur l’autre est finement calculé, le plus étroit possible, presque inexistant.
Il connaît sur le bout des doigts la géographie de son jardin, la topographie du terrain, celle du voisin aussi.
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Il s’agit d’économiser les tours, les détours et les retours…
Il galope joyeux et alerte jusqu’au troisième quart de la deuxième heure où ça commence à tirer dans la guibole.
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C’est le moment de refaire signe à Bobonne, pour le deuxième rafraîchissement. Elle guette au garde à vous à l’ombre du parasol à rayures, en transpirant sur une chaise en plastique. Elle bondit, entraînée, s’engouffre dans la maison et resurgit un café à la main.
C’est l’heure du rafraîchissement chaud.
Elle dévale la pente de la bute, l’orteil agrippé à la savate, la tasse d’une main, le pliant de l’autre, servir son sportif en herbe, et tremper son mouchoir noué pour lui rafraichir l’idée. Elle va viser les allées autorisées pour ne pas aplatir les zones encore intactes. L’herbe couchée se déroberait sous la lame.
Il a pensé à tout.
Elle doit penser à tout.
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Il s’attrape les hanches, vérifie l’exactitude de ses tranchées vertes pommes vertes d’un œil, et surveille l’itinéraire de Bobonne de l’autre.
Elle s’applique.
Il approuve.
Elle remercie.
Il gratifie.
Elle sourit.
La rigueur les réunit.
Il évalue le travail encore à faire, décapite quelques pissenlits récalcitrants, se grandit pour vérifier l’état du gazon du voisin par dessus la haie avant de s’assoir pour aspirer sa récompense.
Bobonne admire, encourage, félicite.
L’engin redémarre plus facilement, il est encore tiède, la chevillette échauffée… 
-Tu vois, on ne s’énerve plus.
Sept ans déjà.
La deuxième partie est plus délicate, il va falloir flirter avec la haie d’épineux, slalomer autour des sapineaux, raser de près le menton de la bute, esquiver les plates-bandes fleuries.
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Les derniers arpents sont à la hauteur de ses compétences. Il échauffe ses poignets, règle l’espacement de ses mains sur le manche-guidon-accélérateur et part à l’assaut de la difficulté.
Son œil est tenace, sa babine acérée, son oreille aérodynamique…les bottes dans les starting-blocks.
La machine rugit et ploc!
Ploc?
C’est la panne sèche.
Aurait-il oublié le coup de pied dans le réservoir translucide pour jauger le carburant ?
Il agite le mouchoir.
Bobonne s’étonne.
Il trace de ses deux mains très plates un carré dans l’espace.
Bobonne scrute.
Il se frappe la cuisse, redessine dans l’espace un carré encore plus grand et
vérifie par dessus la haie où en est le voisin.
Bobonne fronce les yeux.
Il déploie ses bras au delà d’une envergure raisonnable, il se baisse, le carré invisible descend jusqu’à ses chevilles.
Bobonne remonte le menton, pince les lèvres, se frotte le front, agite la tête.
Il recommence ces gestes mystérieux en articulant en silence quelque chose d’aussi mystérieux. Il déforme sa bouche en prononciations muettes, redessine le carré dans l’espace, montre d’un bras tendu la tondeuse arrêtée, se cale un poing dans le flanc, se penche, tape son pied contre le sol comme pour faire fuir un...
Il exige qu’elle comprenne.
Il s’impatiente.
Alors ?
Il s’impatiente.
Bobonne a compris.
-Allez on perd du temps là !
Elle part en sautillant chercher le bidon de mélange deux temps.
Il s’impatiente encore.
Il s’époussète soudain les jambes, fait tourbillonner son couvre-chef au niveau du sol, se gifle les mollets en sautant sur un pied, sur l’autre. Il est dix-sept heures cinquante sept, l’aoûtat passe à table.
Il remonte en courant par le côté droit de la maison tandis que Bobonne arrive avec le carburant par le côté gauche. Leur chorégraphie est parfaitement synchronisée. Il fonce dans le garage pour enfiler la tenue de camouflage, le treillis de combat, le bonnet à voilette, la veste à manche longue, le pantalon dans les chaussettes. La lampe élastiquée lui fripe le front. Il terminera coûte que coûte le travail commencé, même dans le noir…
Bobonne s’époussète soudain les jambes, fait tourbillonner sa main au niveau du sol, se claque les mollets en sautant sur une savate, sur l’autre. Il est dix-huit heures dix-sept, l’aoutât passe au dessert.
Il revient déguisé en… tondeur à gazon du soir. Il abreuve la machine du liquide rose et repart écourter la p’louse.
Bobonne s’échappe.
Il s’énerve, brusque son appareil.
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Il néglige ses rangées, épargne quelques touffes,  sarcle allègrement le rebord de la bute, cale une fois ou deux si ce n’est trois.
Il se grandit. Le voisin n’est plus là. Il a terminé avant lui. Il se frappe la cuisse.
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Il mouline les tulipes, dérape sur la mousse, extermine une limace.
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L’engin malmené lui catapulte un gadin dans le genou.
Il hurle.
-Bobonne! C’est quoi ça ?
-Un gadin? Ose Bobonne…Elle court ramasser l’importun dangereux pour le jeter par dessus la haie…Il sera moins dangereux chez le voisin…
« Bien fait ! » pense-t-il.
Elle repart.
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Il mordrait, le dernier mètre est à sa portée. Il galope derrière sa trancheuse. Le voisin réapparait, il joue au coucou suisse jaillissant de sa fenêtre à intervalles réguliers. Bobonne ne pourra pas empêcher plus longtemps le gratin de prendre feu. Les petits ne s’endormiront pas encore…
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Il fait enfin place au silence… les oiseaux s’enfuient de la haie.
Il a terminé.
Il s’étire, baille, s’étire...

Il coiffe des doigts l’herbe épargnée, cisaille les dernières touffes aux ciseaux à buissons. Le faisceau de sa torche frontale faiblit. Il arrache une pâquerette, un gros trèfle proéminent qu’il se fourre dans la poche et caresse le dernier centimètre carré tondu comme on tâte une joue rasée au coupe-chou…C’est doux, c’est bon, ça sent la taille fraîche, le hachis d’herbe maison. Il a vaincu la p’louse, terrassé l’herbe folle, dompté le gazon. Il est ahuri de fatigue, vert chlorophylle. Il a saccagé le dimanche familiale mais il est comblé. Il a oublié le voisin jusqu’à la semaine prochaine. Il époussète sa précieuse tondeuse, l’accompagne dans le fond du garage, la borde sous une couverture à carreaux, lui dit « bonnes nuits » et éteint le néon…

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